Il est tard… Un peu trop tard, sans doute, pour écrire dans cet almanagora… Mais ma petite fille Zoé, m’en a tellement parlé, a tant et tant insisté que je pense qu’elle sera heureuse de voir demain matin, en plus de ses cadeaux de Noël, que son grand-père a, pour la première fois de sa vie, bien voulu y écrire un petit mot. Je ne vois pas bien clair avec mes lunettes et le champagne bu ce soir… Tout le monde dort. Enfin, je soupçonne ma Léa de rester sur le qui-vive, dans notre lit. La soirée ne s’est pas déroulée comme prévu et sans doute qu’elle m’en veut… Je n’ai rien lâché. Je ne lâche pas, moi, quand je pense quelque chose, Noël ou non… Mais ils étaient tous là, à me crier le contraire, quand on a commencé à parler de ce bon vieil Instagram, que je ne pouvais pas m’aplatir ! Non, mais… Voilà que je recommence à m’énerver… J’ai juste eu le malheur de dire à Zoé, Jules et Mathias, que je regrettais le temps d’Instagram, Tik Tok, Facebook... qui étaient à leur apogée pendant ma jeunesse, dans les années 2020. D’après moi, on a toujours librement échangé nos données sur ces réseaux sociaux ou moteur de recherche, et même si ces grands groupes allaient y piocher ça et là des données intéressantes pour leur persona et leurs cibles clients, et qu’ils se faisaient de l’argent, nous on s’en tamponnait ! On était bien libre de dire et d’acheter ce que l’on voulait, au final. Tout était gratuit et le service était rendu : permettre aux gens de communiquer. Le nombre de vieux copains d’école, d’anciens collègues que j’ai pu retrouver et garder des liens à distance. C’était chouette. Je comprends pourquoi de nombreuses personnes se sont réjouies de la chute de l’empire Facebook, mais j’admets en tant qu’utilisateur que je me suis retrouvé bien emmerdé. Quand j’ai dit que ceux qui se sont fait avoir par Facebook étaient des abrutis, que l’entreprise avait toujours joué la transparence et que les utilisateurs choisissaient eux-mêmes ce qu’ils publiaient ou non (où est l’abus dans ce cas à part l’abus de connerie et d’hypocrisie !), ils m’ont tous bondi dessus. Alice, ma belle-fille, rouge de colère, d’abord, soutenue par Léa, mon épouse, puis Aurélien et les enfants. Comme si je n’étais qu’un vieux con. Mais on est quand même passés pas loin d’une guerre avec les États-Unis à cause de nos conneries… Et je ne comprends toujours pas pourquoi l’Europe a changé sa façon de voir et de distribuer les données personnelles.
Pour moi, mon identité virtuelle est une donnée comme une autre, j’y mets bien ce que je veux et je peux bien jouer avec… Je garde la main ! Les enfants ne comprennent pas pourquoi je ne me suis pas réjoui en 2067, quand l’Europe a décidé de ne plus s’aligner sur le modèle américain pour traiter ses données. Ce fut une grosse connerie je le dis et je le pense ! On a perdu notre communication avec ce grand continent. Et là, éclat de rire général. « La notion de pays et de continents est complètement obsolète, papa ! », m’a dit Aurélien. Tout le monde a ri et Mathias a même ajouté avec pitié : « Papi, va falloir que tu t’y fasses, on est dans un monde horizontal et pluriel d’agoras ! Ça dépasse les vieilles frontières ». J’étais si énervé ! Dites tout de suite que je suis limité, moi et mes vieilles frontières. Ils comprennent pas qu’un cadre est fait pour être déjoué. Et sans cadre, pas de contestation, pas de rébellion ! Je suis parti fumer dans le jardin. J’entendais rire dans le salon. Jules ne comprenait pas ce qui se passait, alors Léa, sa grand-mère, lui a raconté ce qu’était Instagram, et même Facebook, le premier réseau social, et quand je suis revenu, il a demandé. « Papi est triste qu’Instagram ait disparu, mais comment il est mort, Instagram? ». Je me suis radouci et je lui ai raconté comment, après s’être lancé dans la réalité visuelle, un scandale a fini par éclater avec le détournement virtuel d’une personnalité politique, en pleine campagne politique. L’opposant au président américain sortant avait été grillé de cette manière, car son discours avait été falsifié à plusieurs reprises pendant la campagne, avec de faux discours filmés reconstitués. Crise de confiance… En parallèle des mouvements de pensée et innovations technologiques se développaient depuis une dizaine d’années, pour promouvoir la sécurisation des identités personnelles, le retour à une souveraineté locale pour gérer et distribuer ces données et la casse des gros monopoles privés. Aussi, je reconnais que les réseaux sociaux qui n’étaient absolument pas contrôlés, étaient devenus des terrains de prédilection pour le harcèlement scolaire. Cela allait très loin, jusqu’au suicide de pauvres gamins épuisés de subir ces violences psychiques continuelles même une fois chez eux, de jour comme de nuit. La puissance virale de ces outils de communication semblait incontrôlable. Parce que, d’une part, les états avaient un train de retard sur l’avancée spectaculaire de la technologie et sur ces nouveaux usages qu’ils étaient incapables d’analyser et de comprendre en temps réel, et de deux, parce que les autorités publiques avaient perdu la main sur la gestion de ces nouveaux médias et influenceurs très puissants régis par des intérêts lucratifs et privés.
Je crois qu’on s’est fait peur. Alors on s’est mis à avoir un compte unique numérique, aussi sécurisé que notre compte bancaire ! Chacun avec son univers numérique, conservant toutes ses données et choisissant de les partager ou non en cochant les cases public ou privé, selon les plateformes utilisées. Le début de l’agoranumérie, ce qui me fout moi le vertige et le plomb ! Et voilà tout le monde de nouveau d’argumenter et de me traiter de vieux réac… Vive le respect je leur ai dit ! Arrêtez de regarder vos agoranews qui soufflent de l’eau tiède, ou d’aller dans vos conseils citoyens mous du genou plein d’entre-soi ! Cette démocratie participative horizontale est si dogmatique ! Faut arrêter avec ce totalitarisme du bien commun ! Là tout le monde s’est tu. Je suis peut-être allé un peu loin. Quand Mathias m’a demandé ce que je proposais, à la place, je lui ai dit : « rien, j’ai une vision tragique, moi, il me reste 20 ans à vivre alors lâchez-moi ! ». Et là, je me suis levée pour aller chercher la bûche. Ambiance...
Zoé, ma cocotte, Mathias et Jules, vous savez bien que votre Papi dit ce qu’il pense haut et fort. Un vrai débat, c’est ça, des étincelles et des éclats de voix… Je voulais juste vous dire que dans cette transition et la fin des grands moteurs de recherche et réseaux sociaux, ben tout était devenu flou. Internet grouille de forums, d’agoras et je ne sais plus où trouver une info fiable. Les points de rendez-vous sur la toile sont brouillés, dilués… Tout comme mon pauvre cerveau enivré… Bonne nuit et joyeux Noël.
Photo de Nicole Michalou